St. John Lucas, comp. (1879–1934). The Oxford Book of French Verse. 1920.
François-Marie Arouet de Voltaire 16941778
191. A Marmontel
De la France historiographe,
Votre indigne prédécesseur
Attend de vous une épitaphe.
Au bout de quatre-vingts hivers
Dans mon obscurité profonde,
Enseveli dans mes déserts,
Je me tiens déjà mort au monde.
Mais sur le point d’être jeté
Au fond de la nuit éternelle,
Comme tant d’autres l’ont été,
Tout ce que je vois me rappelle
A ce monde que j’ai quitté.
Si vers le soir un triste orage
Vient ternir l’éclat d’un beau jour,
Je me souviens qu’à votre cour
Le vent change encor davantage.
Si mes paons de leur beau plumage
Me font admirer les couleurs,
Je crois voir nos jeunes seigneurs
Avec leur brillant étalage;
Et mes coqs d’Inde sont l’image
De leurs pesants imitateurs.
Puis-je voir mes troupeaux bêlants
Qu’un loup impunément dévore,
Sans songer à des conquérants
Qui sont beaucoup plus loups encore!
Lorsque les chantres du printemps
Réjouissent de leurs accents
Mes jardins et mon toit rustique,
Lorsque mes sens en sont ravis,
Cède aux bémols des Monsignis
Qu’on chante à l’Opéra-Comique.
Je lis cet éloge éloquent
Que Thomas a fait savamment,
Des dames de Rome et d’Athène;
On me dit: ‘Partez promptement.
Venez sur les bords de la Seine,
Et vous en direz tout autant
Avec moins d’esprit et de peine.’
Ainsi, du monde détrompé,
Tout m’en parle, tout m’y ramène;
Serais-je un esclave échappé
Qui tient encore un bout de chaîne?
Non, je ne suis point faible assez
Pour regretter des jours stériles,
Perdus bien plutôt que passés
Parmi tant d’erreurs inutiles.
Adieu, faites de jolis riens,
Vous, encor dans l’âge de plaire,
Chantez Alonzo, Bélisaire.
Nos solides historiens
Sont des auteurs bien respectables;
Mais à vos chers concitoyens
Que faut-il, mon ami? des fables.