St. John Lucas, comp. (1879–1934). The Oxford Book of French Verse. 1920.
André Chénier 17621794
211. A Charlotte Corday
Q
Des lâches, des pervers, les larmes et les plaintes
Consacrent leur Marat parmi les immortels,
Et que, prêtre orgueilleux de cette idole vile,
Des fanges du Parnasse un impudent reptile
Vomit un hymne infâme au pied de ses autels,
Des liens de la peur sa langue embarrassée
Dérobe un juste hommage aux exploits glorieux!
Vivre est-il donc si doux? De quel prix est la vie,
Quand, sous un joug honteux, la pensée asservie,
Tremblante, au fond du cœur se cache à tous les yeux?
Toi qui crus par ta mort ressusciter la France
Et dévouas tes jours à punir des forfaits.
Le glaive arma ton bras, fille grande et sublime,
Pour faire honte aux dieux, pour réparer leur crime,
Quand d’un homme à ce monstre ils donnèrent les traits.
A donc vu rompre enfin sous ta main ferme et sûre
Le venimeux tissu de ses jours abhorrés!
Aux entrailles du tigre, à ses dents homicides,
Tu vins redemander et les membres livides
Et le sang des humains qu’il avait dévorés!
Féliciter ton bras et contempler ta proie.
Ton regard lui disait: ‘Va, tyran furieux,
Va, cours frayer la route aux tyrans tes complices,
Te baigner dans le sang fut tes seules délices,
Baigne-toi dans le tien et reconnais des dieux.’
Épuiserait Paros pour placer ton image
Auprès d’Harmodius, auprès de son ami;
Et des chœurs sur ta tombe, en une sainte ivresse,
Chanteraient Némésis, la tardive déesse,
Qui frappe le méchant sur son trône endormi.
C’est au monstre égorgé qu’on preépare une fête
Parmi ses compagnons, tous dignes de son sort.
Oh! quel noble dédain fit sourire ta bouche
Quand un brigand, vengeur de ce brigand farouche,
Crut te faire pâlir aux menaces de mort!
Et notre affreux sénat et ses affreux ministres,
Quand, à leur tribunal, sans crainte et sans appui,
Ta douceur, ton langage et simple et magnanime
Leur apprit qu’en effet, tout puissant qu’est le crime,
Qui renonce à la vie est plus puissant que lui.
Dans ses détours profonds ton âme impénétrable
Avait tenu cachés les destins du pervers.
Ainsi, dans le secret amassant la tempête,
Rit un beau ciel d’azur, qui cependant s’apprête
A foudroyer les monts, à soulever les mers.
Tu semblais t’avancer sur le char d’hyménée;
Ton front resta paisible et ton regard serein.
Calme sur l’échafaud, tu méprisas la rage
D’un peuple abject, servile et fécond en outrage,
Et qui se croit encore et libre et souverain.
Notre immortel opprobre y vit avec ta gloire;
Seule, tu fus un homme et vengeas les humains!
Et nous, eunuques vils, troupeau lâche et sans âme,
Nous savons répéter quelques plaintes de femme;
Mais le fer pèserait à nos débiles mains.
Un seul traître immolé suffit à ta vengeance,
Ou tirâ du chaos ses débris despersés.
Tu voulais, enflammant les courages timides,
Réveiller les poignards sur tous ces parricides,
De rapines, de sang. d’infamie engraissés.
La Vertu t’applaudit; de sa mâle louange
Entends, belle héroïne, entends l’auguste voix
O Vertu, le poignard, seul espoir de la terre,
Est ton arme sacée, alors que le tonnerre
Laisse régner le crime et te vend à ses lois.