St. John Lucas, comp. (1879–1934). The Oxford Book of French Verse. 1920.
Pierre-Marie-Victor-Richard de Laprade 18121883
288. La Mort dun Chêne
Q
Ô roi qu’hier le mont portait avec orgueil,
Mon âme au premier coup retentit indignée,
Et dans la forêt sainte il se fit un grand deuil.
J’entendis des sanglots et des bruits menaçants;
Je vis errer des bois les hôtes invisibles,
Pour te défendre, hélas! contre l’homme impuissants.
Et mille oiseaux chanteurs, troublés dans leurs amours
Planèrent sur ton front, comme un pâle nuage,
Perçant de cris aigus tes gémissements sourds.
Le haut du mont trembla sous les pins chancelants,
Et l’aquilon roula dans les gorges lointaines
L’écho des grands soupirs arrachés à tes flancs.
Un arpent tout entier sur le sol paternel;
Et quand son sein meurtri reçut ton corps, la terre
Eut un rugissement terrible et solennel.
Comme un premier enfant que sa mère a nourri;
Du plus pur de sa sève elle abreuvait tes veines,
Et son front se levait pour te faire un abri.
Où toujours en avril elle faisait germer
Pervenche et violette à l’odeur fraîche et douce,
Pour qu’on choisît ton ombre et qu’on y vînt aimer.
Oh! tu lui payais bien ton tribut filial!
Et chaque automne à flots versait tes feuilles mûres,
Comme un manteau d’hiver, sur le coteau natal.
Pour parler dans la brise, elle a créé les bois;
Quand elle veut gémir d’une plainte infinie,
Des chênes et des pins elle emprunte la voix.
Chaque branche portait son nid ou son essaim:
Abeille, oiseau, reptile, insecte qui fourmille,
Tous avaient la pâture et l’abri dans ton sein.
Mille êtres avec toi tombent anéantis;
A ta place, dans l’air, seuls voltigent encore
Quelques pauvres oiseaux qui cherchent leurs petits
Autour de toi la mort a fauché largement.
Tu gis sur un monceau de chênes et d’arbustes.
J’ai vu tes verts cheveux pâlir en un moment.
La terre te gardait des jours multipliés…
La sève afflue encor par l’horrible blessure
Qui dessécha le tronc séparé de ses pieds.
Ne verse pas ton sang sur ce fils expiré,
Mère! garde-le tout pour les plantes voisines;
Le chêne ne boit plus ce breuvage sacré.
Hier, il t’a paré de feuillages nouveaux;
Tu ne sentiras plus ce bonheur de revivre.
Adieu les nids d’amour qui peuplaient tes rameaux!
Le frisson de la feuille aux caresses du vent,
Adieu les frais tapis de mousse et de pervenches
Où le bruit des baisers t’a réjoui souvent!
Dans sa paix, dans sa force, il est dur de mourir;
A voir crouler ta tête, au printemps rajeunie,
Je devine, ô géant! ce que tu dois souffrir.
Son fer a dépecé les rameaux et le tronc;
Cet être harmonieux sera fumée et cendre,
Et la terre et le vent se le partageront!
Où s’en vont ces esprits d’écorce recouverts?
Et n’est-il de vivant que l’immense nature,
Une au fond, mais s’ornant de mille aspects divers?
Pour le divin repos qu’à tes pieds j’ai goûté.
Dans un jeune univers, si tu dois y renaître,
Puisses-tu retrouver ta force et ta beauté!
Poète vêtu d’ombre, et dans la paix rêvant,
Je vis avec lenteur, triste et calme; et, comme elles,
Je porte haut ma tête, et chante au moindre vent.
J’espère malgré tout, mais nul bonheur humain;
Comme un chêne immobile, en mon repos sonore,
J’attends le jour de Dieu qui nous luira demain.
De ses arbres sacrés, dans l’ombre enseveli,
J’apprends la patience aux hommes inconnue,
Et mon cœur apaisé vit d’espoir et d’oubli.
L’ombrage sur les monts recule chaque jour;
Rien ne nous restera des asiles mystiques
Où l’âme va cueillir la pensée et l’amour.
Et les oiseaux du ciel, les rêves infinis,
Les blanches visions qui cherchent les lieux sombres
Bientôt n’auront plus d’arbre où déposer leurs nids.
On chasse des vallons ses hôtes merveilleux;
Les dieux aimaient des bois les temples séculaires,
La hache a fait tomber les chênes et les dieux.
Plus de rites sacrés sous les grands dômes verts!
Nous léguons à nos fils la terre dévastée,
Car nos pères nous ont légué des cieux déserts.
Ainsi tu gémissais, poète, ami des chênes,
Toi qui gardes encor le culte des vieux jours.
Tu vois l’homme altéré sans ombre et sans fontaines…
Va! l’antique Cybèle enfantera toujours!
La lyre doit savoir prédire et consoler;
Quand l’esprit te conduit sur le bord d’une tombe,
De vie et d’avenir c’est pour nous y parler.
Parce qu’un chêne est mort et qu’il était géant?
Ô poète! âme ardente, en qui l’amour ruisselle,
Organe de la vie, as-tu peur du néant?
Le grand semeur a bien des graines à semer.
La nature n’est pas lasse encor de produire;
Car, ton cœur le sait bien, Dieu n’est pas las d’aimer.
Mille germes là-bas, déposés en secret,
Sous le regard de Dieu veillent dans ces collines,
Tout prêts à s’élancer en vivante forêt.
Le poète adorer la nature et chanter;
Dans l’ombreux labyrinthe où tu vois des fantômes,
Un idéal plus pur viendra les visiter.
Sur vos jeunes bourgeons nous verserons nos pleurs:
D’avance je vous vois, plus fortes et plus belles,
Faire un plus doux ombrage à des hôtes meilleurs.
L’âge emporte les dieux ennemis de la paix.
Aux chants, aux jeux sacrés vos séjours sont propices;
Votre mousse aux loisirs offre des lits épais.
Tourne au levant tes yeux, ton cœur à l’avenir.
Les arbres sont tombés, mais les germes demeurent;
Tends sur ceux qui naîtront tes bras pour les bénir.
Vois ces bois merveilleux à l’horizon éclos;
Dans ton sein prophétique écoute leurs murmures;
Écoute: au lieu d’un bruit de fer et de sanglots,
Où des peuples joyeux semblent se reposer,
Sous les chênes émus, les hêtres et les frênes,
On dirait qu’on entend un immense baiser!